Le monde du vin avec Bill Zacharkiw
Le guide des Bordeaux « anti-primeurs »
par Bill Zacharkiw
La saison des Primeurs de Bordeaux vient de se terminer, encore une fois, et il semble bien que les prix seront en baisse pour le millésime 2013, ce qui signifiera une baisse de profits pour tous ceux qui y prennent part.
Bouhouhou.
Pourquoi parler avant tout des répercussions financières du feuilleton annuel « Une bouteille à Wall Street », plutôt que de parler de la qualité des vins ? Parce que cet événement est, d’abord et avant tout, une question d’argent.
Pour ceux qui ne connaissent pas bien le système des primeurs, il s’agit d’une grande dégustation annuelle où les châteaux les plus réputés présentent leur plus récent millésime en avant-première aux journalistes, courtiers et négociants. Les vins sont toujours en barriques, ils auront besoin de vieillir encore en barriques, puis d’être assemblés et embouteillés et de vieillir en bouteilles. Les vins sont loin d’être prêts, mais c’est loin d’être le fond de la question.
Contrairement à la plupart du vin de la planète, les vins de Bordeaux ne sont pas vendus directement par les châteaux à des agents situés dans les divers pays où les vins sont exportés. Les Bordelais utilisent un système complexe de courtiers et de négociants, des intermédiaires qui achètent et revendent les vins – ou en facilitent la vente par courtage.
Le système a été créé parce que les aristocrates qui étaient propriétaires de la plupart de ces châteaux ne voulaient pas se mêler de la basse besogne qu’est la vente des vins et qu’ils confiaient leurs vins à des négociants qui achetaient les barriques, embouteillaient les vins et les revendaient. Il est intéressant de noter que les vins ont commencé à être embouteillés dans les châteaux parce que des négociants peu scrupuleux avaient été pris à mettre de la piquette dans des bouteilles portant les étiquettes des grands châteaux. Le Château Mouton Rothschild a été le premier à le faire dans les années 20, à des fins de contrôle de qualité.
Mais revenons aux Primeurs, un système qui permet à chaque château de fixer le prix de ses vins pendant qu’ils sont encore en barriques. Bordeaux est un des rares endroits où les prix fluctuent de façon aussi marquée selon le millésime. Les courtiers vendent ensuite les vins aux négociants, qui revendent ensuite les vins en primeur, avant qu’ils soient embouteillés.
Les Bordelais sont passés maîtres dans l’art du marketing, et leur capacité à générer un « buzz » s’appuie fortement sur ces premières dégustations d’échantillons de barriques. Rappelez-vous : les échantillons ne sont pas les vins finis, alors ce qui sera finalement mis en bouteille pourrait se présenter assez différemment de ce qui a été dégusté en primeurs.
Rendu là, la distinction est sans importance, toutefois. Si certains chroniqueurs en vue confirment l’excellence du millésime, la machine de promotion s’emballe. Les domaines mettent en vente une petite partie de leur production, afin de tester la capacité du marché à accepter ces prix. Si c’est le cas, il y a de bonnes chances que le relâchement suivant coûte encore plus cher.
Les châteaux et les négociants adorent ce système, puisqu’ils reçoivent des dépôts sur les vins bien avant que ceux-ci soient mis en marché. Ce qui survient ensuite dépend de l’état de l’économie et de l’intérêt des consommateurs : c’est le consommateur, en fin de compte, qui prend tout le risque. Est-ce que les bouteilles vaudront plus ou moins cher à l’avenir ? C’est comme jouer à la bourse, et pour plusieurs grands crus du millésime 2005, quand les marchés boursiers se sont effondrés en 2008, les prix des vins n’ont pas tardé à suivre.
Il y a deux ans, le Château Latour s’est retiré du système des primeurs, en se figurant qu’ils serait plus avantageux pour eux de retenir leurs vins et de les mettre en vendre quand ils seraient prêts. Au fond, ce qu’ils disaient, c’est qu’ils préfèrent garder une plus grande part des profits qui proviennent de l’augmentation de la valeur du vin au fil des ans.
Ce retrait a suscité bien des inquiétudes chez ceux qui participent à ce marché des grands vins. Dans le magazine britannique Decanter, on apprenait récemment que Patrick Bernard, du marchand de vin de Bordeaux Millésima, a déclaré à un groupe de journalistes et de propriétaires de châteaux qu’il allait boycotter Latour.
« Nous croyons que Latour nuit à tout le système, et qu’un château qui ne vend pas en primeur ne respecte pas la manière de faire de Bordeaux », affirmait-il alors.
Pauvre Patrick. Si on ajoute à cela le fait que les prix des 2013 s’annoncent beaucoup plus bas que les millésimes précédents, à cause d’une vendange très difficile, on constate que les profits seront beaucoup plus bas pour tout le monde. Remarquez, le système essaiera bien de se reprendre et de profiter de nous une fois de plus l’année prochaine…
Je prends un plaisir certain – et pervers – à voir ces profits tomber. Mais il faut bien se rappeler que les prix de ces vins sont hors de portée pour la plupart des amateurs de vins. Aussi, les bilans financiers des corporations qui sont propriétaires des grands châteaux et des négociants ne sont pas les seules victimes, ici. Je connais beaucoup d’amateurs qui ont tout simplement arrêté d’acheter du bordeaux. Dans certains cas, c’est qu’ils croient que les vins sont tous trop chers, dans d’autres, c’est plutôt à cause du caractère manipulé et lisse à l’excès de plusieurs vins.
Mon Bordeaux à moi comprend des vins produits par des gens qui font et qui vendent eux-mêmes leurs bouteilles. Pour leur rendre hommage, voici donc mon guide des « anti-primeurs ». Des vins prêts à boire, qui ont de l’âge et du caractère.
Un de mes vins de prédilection vient de l’appellation Bordeaux Côtes de Francs, le Château le Puy. Fait à partir de raisins bios, le 2008 est prêt à boire et offre une finesse et des notes florales exceptionnelles. À 27$, c’est aussi un excellent rapport qualité-prix.
Le Château Vieux Champs de Mars est un autre solide producteur bio. Leur 2009 Côtes de Castillon ($23) montre bien le caractère de ce millésime bien mûr, mais sans excès. Et un soupçon de brett plaira à tous ceux qui aiment l’animal.
Si vous voulez un vin pour la cave, le 2010 Côtes de Bourg, Maldoror du Château Fougas ($30.50) offre déjà beaucoup de plaisir, mais pourra gagner en complexité sur une dizaine d’années. Bio, lui aussi, il montre un fruit mûri à la perfection, une acidité rafraîchissante et une note minérale vibrante.
Pour les chasseurs d’aubaines, j’ai également déniché deux vins sous les 20$ qui montrent que Bordeaux peut bel et bien livrer des vins d’entrée de gamme tout à fait satisfaisants. Tous les deux tirés du millésime 2011, le vintage, Château Rauzan Despagne’s Bordeaux Reserve et le Blaye du Château Cailleteau Bergeron, sont de jolies cuvées qui mettent l’accent sur le floral, les fruits rouges et la fraîcheur typiques des 2011.
Finalement, pour ceux qui aiment les textures plus douces et les vins de style plus moderne, le Médoc Château Maison Blanche’s 2009 offre le fruité, le boisé et les textures qui plairont au plus grand nombre, sans sacrifier pour autant ses racines bordelaises.
À la prochaine,
Bill
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Crédits photos de Bordeaux: Nadia Fournier et Rémy Charest; Traduction: Rémy Charest